CHAPITRE III

Elle monta les escaliers en courant – souple, les jambes longues, une cape flottant sur ses épaules étroites. À première vue, on aurait pu la prendre pour un garçon, un jeune homme pas encore sorti de l’adolescence – puis Dumarest découvrit la bouche ferme et pourtant pleine, les yeux enfoncés au regard bleu glacier, la douceur des joues et de la gorge. Il vit également le délicat tracé d’ébène sur la blancheur de la peau, un dessin sombre et compliqué, comme si elle avait été tatouée de motifs complexes. Cela partait de l’encolure de sa blouse pour finir aux racines de ses cheveux, des stries argentées marquant le flot couleur de jais qui ruisselait, comme une cascade, jusqu’à sa taille.

Une mutation irrégulière ; la mélanine de l’épiderme, au lieu de se disperser uniformément, s’était concentrée. Les motifs devaient s’étendre sur tout son corps, si bien que, nue, elle devait sembler revêtue d’une toile d’araignée. Il ne voyait là rien de répugnant – les soleils de l’espace causaient des déformations bien pires – mais cela aurait suffi à tenir toute femme à l’écart d’une société normale. Pas étonnant que les yeux enfoncés renferment le regard meurtri d’un être toujours sur la défensive.

— Selkas (Parvenue en haut des marches, elle lui offrit ses mains, bras tendus, paumes tournées vers le haut.) comme c’est gentil à vous de m’avoir invitée.

— Votre présence honore ma maison, dit-il, cérémonieusement, effleurant ses paumes des siennes. Veruchia, permettez-moi de vous présenter Earl Dumarest.

— Madame.

Il imita le geste de Selkas et surprit l’expression dans ses yeux, devant cette familiarité inattendue. Une touche de rouge monta à ses joues tandis qu’elle laissait retomber ses mains. Même sa rougeur était extrême.

Elle en eut conscience, et maudit ce sang qui la trahissait, alarmée par son manque de maîtrise sur elle-même. Le contact des mains d’un homme, rien de plus, et cependant elle réagissait comme une fillette stupide. Vaguement, elle se rendit compte que Selkas, en retrait, lui disait quelque chose.

— Vous vous êtes déjà rencontrés, expliquait-il. Bien que je ne pense pas que Dumarest s’en souvienne. À ce moment-là, il avait autre chose en tête. Vous devriez le remercier, Veruchia, pour vous avoir permis de gagner une telle somme.

C’était donc là l’homme sur lequel elle avait misé, dans l’arène. Elle le dévisagea, surprise d’avoir mis si longtemps à le reconnaître. Le visage était différent, d’une certaine façon, plus détendu, les contours durcis par la volonté de vaincre s’étaient adoucis. Et l’angle sous lequel elle l’avait vu était trompeur ; il était plus grand qu’elle ne l’avait cru, la dépassant d’une tête, bien qu’elle-même fut loin d’être petite.

— Madame. (Dumarest lui offrit son bras.) Acceptez-vous que je vous escorte jusqu’à la table ?

À nouveau cette familiarité. Elle chercha Selkas du regard, mais il était parti devant, comme s’il comptait sur cet homme pour s’occuper d’elle. Eh bien, pourquoi pas ? Au moins cela serait-il une expérience nouvelle. Elle prit le bras offert, et ressentit encore cette soudaine accélération du cœur. Réaction biologique, provoquée par la proximité d’un mâle, se dit-elle froidement. Suis-je donc si puérile ?

— Vous êtes nouveau venu sur Dradea ?

Elle pouvait quand même soutenir une conversation polie.

— Oui, madame.

— Mon nom est Veruchia. Nous n’employons pas de titres ici. Seulement pour le Propriétaire. Sur ce monde, tous les locataires sont égaux.

— Et les autres, madame ?

— Veruchia. Vous voulez dire ceux qui n’ont pas de terre ? Eux aussi, mais certains privilèges leur sont refusés. Avez-vous souvent combattu ?

— C’était la première fois.

— Sur Dradea, bien sûr, je comprends.

Elle était contente qu’il ne se vante pas, qu’il n’entre pas spontanément dans les détails. Un homme plus ordinaire l’aurait assommée de récits de violence à la rendre malade. Plus ordinaire ? Pourquoi le plaçait-elle si haut ?

Selkas avait choisi ses invités avec soin. Elle ; salua Nebka, un vieillard solennel qui venait de prendre place ; Wolin et Pezia. De Shamar, elle se serait passée volontiers, et elle n’éprouvait guère d’affection pour Jebele, mais les deux femmes possédaient une certaine influence. Dumarest, remarqua-t-elle, était placé à côté d’elle.

— Au Propriétaire !

Selkas leva son verre pour le toast rituel.

— Au Propriétaire !

Ils burent, et le repas commença, succession de plats épicés, doux, piquants, sucrés, viandes, poissons et légumes cuisinés à la perfection. La conversation stagnait : l’état des récoltes, le nouveau port en projet, l’augmentation des loyers afin de payer les jeux. Nebka postillonna, par-dessus son verre de vin.

— Un gâchis. Une dilapidation gratuite de nos biens. Oh, oui, je connais tous les arguments et les raisons de ceux qui sont favorables à l’arène, mais je persiste à dire qu’il doit exister un autre moyen ? Vous ne rendrez pas à la race sa vitalité en la soumettant à de si dégoûtants spectacles. N’est-ce pas, Veruchia ?

— Vous connaissez mes sentiments à ce sujet, Nebka.

— Les mêmes que les miens. Wolin ?

— S’agit-il d’un vote ? (Wolin porta sa serviette à sa bouche.) Je pense que nous sommes tous d’accord sur le fait que le coût des jeux est excessif. Les frais consacrés à l’élevage des crells, par exemple, ne cessent d’augmenter. Ces oiseaux sont improductifs et constituent une charge permanente pour notre économie. Si l’intention déclarée est de renforcer la fibre morale, pourquoi ne se contente-t-on pas de combats d’homme à homme ?

— Pourquoi des combats ?

Shamar se pencha sur la table, ses seins dressés luisant dans la profonde échancrure de sa robe.

— Personnellement, je trouve nos hommes assez virils comme cela.

Tu es bien placée pour le savoir, lança Jebele, vindicative. Tu en consommes un nombre suffisant.

— Je vous en prie, mesdames. (Pezia hocha la tête, puis ajouta sa contribution au débat.) Nous devons considérer l’affirmation à la base de tout cela, à savoir que nous sommes faibles. D’abord, est-ce vrai ? Si oui, quel est le meilleur remède ? Pour ma part, je ne pense pas que ce soit vrai. La faiblesse est une chose relative et dépend beaucoup de la culture sociale dominante. Toute race a des hauts et des bas dans son évolution, et nul ne contestera que nous sommes pour le moment au creux de la vague. Le taux de natalité décline et le développement s’est ralenti, mais cet état de choses ne durera pas. C’est, si vous voulez, un temps de répit. Une pause naturelle. Le temps apportera son propre remède, sans qu’il soit besoin de recourir à des expériences insensées, comme ces jeux. Ils sont une ruine et, à mon avis, un spectacle dégradant. Comme je l’ai dit à maintes reprises déjà, ainsi que vous le savez tous, nous devrions traiter le problème d’une manière plus efficace.

— Oui, convint aigrement Jebele. Vous l’avez déjà dît en effet.

— La vérité n’est pas amoindrie par la répétition.

— Qu’est-ce que la vérité ? (Wolin se carra dans son siège en souriant.) Vous dites une chose, Pezia, et le Propriétaire en dit une autre. La différence entre vous deux, c’est que lui a agi, et pas vous. Je reconnais que les jeux sont un gaspillage, mais quelle alternative avons-nous à offrir ? Travaillons et bâtissons, dites-vous, mais où trouver l’énergie et la volonté ? Notre race est assoupie, et peut-être Montarg et les autres ont-ils raison. Le sang peut la réveiller et lui rendre sa vigueur.

Veruchia secoua la tête.

— Non.

— Comment pouvez-vous l’affirmer ?

— Je le sens. Les gens viennent aux jeux pour regarder, pas pour participer. Ils veulent contempler la violence sans y prendre part. Y prendre réellement part.

Elle se tut, se remémorant ses émotions récentes. Avait-elle été simple spectatrice ? Ou était-elle en partie descendue dans l’arène avec Dumarest ?

Elle lui jeta un regard et, comme à un signal, Selkas s’éclaircit la gorge.

— Je crois que nous pouvons éclairer le débat d’un jour nouveau. Nous avons un expert parmi nous, doté d’une expérience supérieure à celle de chacun de nous en la matière. Qu’en pensez-vous, Earl ? Vous avez suivi la discussion. Êtes-vous d’accord avec ceux qui prétendent que des combats sanguinaires insuffleront à la race un regain d’énergie ?

Dumarest accorda un regard à Veruchia, se rappelant les instructions de Selkas, la nécessité de créer une affinité entre Veruchia et lui. Mais il n’avait nul besoin de simuler.

— Non, je ne suis pas d’accord.

— Pourriez-vous nous exposer vos raisons ? (Pezia reprit du vin.) Après tout, vous avez des intérêts dans l’arène. Il semble étrange d’entendre un homme dénigrer ses moyens d’existence. Voudriez-vous entrer dans les détails ?

— Entrez donc dans l’arène, fit Dumarest, la voix serrée. Luttez pour votre vie. Écoutez rugir la foule et voyez des femmes cultivées offrir leur corps à un inconnu. Sentez l’odeur du sang. Voilà pour les détails. Les jeux engendrent la barbarie.

— Mais vous combattez.

— Par nécessité, non par choix.

Jebele intervint :

— La barbarie. Mais une culture barbare est certainement viable !

Selkas prit la parole, au bout de la table.

— Pour des barbares authentiques, peut-être ; mais pour un peuple civilisé, jouer aux barbares, c’est tomber en décadence. Et une culture civilisée peut atteindre à un degré de dépravation ignoré des primitifs authentiques. Vous en convenez, Earl ?

— Oui, tout à fait.

Pezia sourit.

— Vous entendez ça, Wolin ? Combien de fois l’ai-je déjà dit ? Nous essayons d’être ce que nous ne sommes pas. C’est là que se trouve le danger.

— Mais cependant, il doit bien y avoir un fondement à cette mystique du combat ? (Shamar dévoila un peu plus sa poitrine, en souriant à Dumarest.) Et vous, plus que quiconque, devriez y être sensible. L’élévation spirituelle des spectateurs. La purification psychologique obtenue par l’apaisement des pulsions cachées. L’éveil des énergies assoupies. Et cela doit s’appliquer encore mieux à ceux qui participent pour de bon. Ne vous sentez-vous pas renaître, après un assaut ? N’éprouvez-vous pas un formidable soulagement ? Une nouvelle détermination ?

— Non, madame. Je suis seulement content que ce soit terminé.

— Vous me taquinez, fit-elle. J’aimerais que Montarg soit ici. Il vous expliquerait tout cela beaucoup mieux que moi.

— A-t-il combattu dans l’arène ?

— Montarg ? Non, mais…

— Alors, avec votre respect, madame, il ne peut guère être considéré comme un expert.

Elle rétorqua sèchement.

— Et vous, oui ?

— Il est vivant, intervint calmement Selkas. De quelle autre preuve avez-vous besoin ?

On desservit la table, et les plats furent remplacés par des carafes d’alcools, de liqueurs et un assortiment de tisanes accompagnées de petits gâteaux parsemés de graines. Dumarest choisit une tisane qui embaumait les fleurs et avait un goût de miel. Il la dégusta, enfoncé dans son siège, n’écoutant qu’à moitié le murmure de la conversation. De temps en temps il saisissait des mots lancés de part et d’autre de la table : Montarg, Chorzel et son indisposition, la réaction des factions rivales.

En tendant la main pour saisir un gâteau, il sentit le doux contact d’une autre main. Comme son visage, elle était couverte d’une résille de motifs noirs.

— Permettez-moi.

Il avança le plat en la regardant droit dans les yeux.

— Merci.

Elle fit son choix, et il lui fut difficile de détourner les yeux. Avec intensité, elle scruta son visage, à la recherche des signes familiers : la tension, la politesse forcée, le voile subtil masquant la répulsion. Elle ne les trouva pas. C’était incroyable, mais il semblait que cet homme pouvait la regarder comme une femme et pas comme une sorte de monstruosité. Pour dire quelque chose, elle demanda :

— Vous avez voyagé loin ?

— Oui.

— Et longtemps ?

Trop longtemps. Il ne savait plus combien de mondes et d’étendues spatiales infinies il avait parcourus. En voyageant en Haut quand il le pouvait, le métabolisme ralenti par la magie de l’accélérateur temporel qui transformait les heures en secondes et les mois en jours.

— Oui.

— Selkas aussi. (Elle jeta un regard en direction de leur hôte, au bout de la table.) Il est parti pendant plusieurs années, quand il était jeune, puis à nouveau après ma naissance. Je crois qu’il s’ennuyait. Est-ce aussi pour cela que vous voyagez ? Parce que vous vous ennuyez ?

Il répondit, avec une désinvolture voulue :

— Non, Veruchia. Je cherche quelque chose. Une planète appelée Terre.

— Terre ? (Elle fronça les sourcils.) Comment un monde peut-il avoir un tel nom ? Terre, c’est le sol, le terrain, le terroir. Ce doit être un endroit fort étrange.

— Étrange, non. Ancien, usé, portant les cicatrices de vieilles guerres, mais le ciel y est bleu et éclairé d’une grande lune d’argent. (Il s’interrompit, puis ajouta :) J’y suis né.

Elle comprit aussitôt.

— Et vous voulez rejoindre votre patrie. C’est pour cela que vous êtes descendu dans l’arène, pour gagner de quoi payer votre passage. Eh bien, ce ne sera plus nécessaire. J’ai gagné une grosse somme, et une partie de cet argent est à vous. La prochaine fois qu’un vaisseau se posera ici, nous ferons en sorte qu’il vous ramène chez vous.

Elle possédait la générosité impulsive d’une enfant.

— Ce n’est pas aussi simple, Veruchia. (il l’appelait à présent par son prénom.) Nul ne paraît savoir où se trouve Terre. On ne connaît pas ses coordonnées spatiales.

— Mais puisque vous en venez, vous devez certainement être capable de retrouver le chemin.

— J’en suis parti quand j’étais encore enfant, apeuré, passager clandestin d’un étrange vaisseau. Le capitaine était mieux que bon. Il aurait pu me chasser. Au lieu de cela, il me permit de travailler pour payer mon passage. Plus tard, il mourut, et je continuai mon chemin.

Toujours plus près du centre de la galaxie, là où les soleils étaient proches les uns des autres, et les mondes abondants. S’enfonçant loin dans ces régions aux cieux remplis d’étoiles scintillantes et de rideaux de lumière. Errant pendant des années, jusqu’à ce que le nom même de Terre devienne une chose ignorée.

— Vous êtes perdu, dit-elle avec une sympathie empressée. Vous ne pouvez pas rentrer chez vous. Mais quelqu’un doit connaître la position de Terre. Selkas, peut-être ? Je vais le lui demander.

Sa voix s’éleva, claire et nette, par-dessus le bruit confus des conversations. Un silence suivit la question, et Dumarest se tendit. Il baissa les yeux sur sa main, crispée sur la tasse de tisane. Ses articulations étaient blanches, et il desserra son étreinte. Il était stupide d’espérer, et pourtant jamais son espoir ne mourait. Peut-être, cette fois-ci, quelqu’un serait en mesure de lui apprendre ce qu’il lui fallait savoir.

— Terre ? (Selkas réfléchit, le regard aigu sous les sourcils rapprochés.) Non, Veruchia, j’ignore où cela se trouve. Je n’y suis jamais allé. Mais le nom m’est étrangement familier. Terre, répéta-t-il, songeur. Terre.

— Elle a un autre nom, dit Dumarest. Terra. Et elle se trouve dans cette région de la galaxie.

C’était du moins ce qu’il avait appris.

— Une planète perdue, dites-vous ? sourit Pezia. Comment une telle chose est-elle possible ? Je crois, mon ami, que vous poursuivez une légende.

Selkas releva la tête.

— Une légende ! À présent, j’y suis ! Le Peuple Originel. Ils prétendent provenir de Terre. (Il eut un sourire.) Bien plus. Ils affirment que tous les hommes sont originaires d’un seul et même monde.

— Ridicule ! postillonna Nebka par-dessus son verre de liqueur. Cela dépasse l’entendement Comment toutes les races si diverses de l’humanité auraient-elles pu tenir sur une unique petite planète ? J’ai entendu parler de ces gens, Selkas, J’ai voyagé un peu, dans ma jeunesse, et le salon de chaque vaisseau est un foyer de rumeurs et de nouvelles hypothétiques. C’est une façon de passer le temps. Terre est un mythe, exactement comme El Dorado, Jackpot, Bonanza, Éden et une douzaine d’autres. Des rêves qui ne reposent sur rien.

— Peut-être pas. (Selkas était pensif.) Chaque légende renferme le germe d’un fait, le fragment d’une vérité enfouie sous une masse de détails imaginaires. Il est possible que l’humanité provienne effectivement d’un même point de l’espace. Pas d’une seule planète, bien sûr, mais d’une même région. (Il apaisa le brouhaha des protestations.) Laissez-moi illustrer mes propos.

Ses mains s’activèrent, renversant les petits gâteaux de leurs plats et les répartissant sur la table, plus serrés vers le centre, disséminés vers le bord.

— Imaginez maintenant, à titre d’exemple, que l’humanité soit originaire d’une zone comme celle-ci. (Il désigna les gâteaux épars au bord de la table.) Ces gens-là inventèrent les voyages spatiaux. Oui, je sais que c’est une chose que nous avons toujours connue, mais imaginez une époque où cela était nouveau. Les hommes quittèrent leur patrie, pour se diriger vers où ? Pas vers les mondes voisins. Certainement pas vers la lisière de la galaxie. Ils durent conduire leurs vaisseaux vers ces mondes innombrables qui attendaient d’être exploités. (Ses doigts tapotèrent le centre de la table, où les gâteaux s’agglutinaient.) Vers le centre.

— Et, comme les planètes étaient rapprochées, ils auraient continué à s’enfoncer plus avant dans la galaxie. (Pezia hocha la tête.) Cela se défend, Selkas.

Jebele haussa les épaules.

— Des conjectures, sans aucune preuve pour les étayer. Une amusante théorie, rien de plus.

— Intéressante, aussi. (Wolin, le front plissé, examinait les gâteaux dispersés.) Tout cela, bien entendu, ne se serait pas passé en une seule fois. Mais par vagues successives, à mesure que les mondes d’origine renouvelaient leur énergie. Puis cela alla en diminuant peut-être, jusqu’à ce que ceux qui restaient n’aient plus les moyens ou la volonté de suivre les premiers. Et le temps gomme les souvenirs. Les émigrés oublièrent peut-être leur patrie, qui devint la trame d’une légende. (Il sourit.) Nous avons la nôtre, rappelez-vous. Le Premier Vaisseau.

— Ce n’est pas une légende !

Le ton de Veruchia était catégorique.

— C’est vous qui le dites.

— Parce que je le sais, comme vous le savez tous. (Elle les fixa à tour de rôle.) Ce vaisseau est réel, il existe et nous savons à peu près où le trouver. C’est un crime de le négliger alors qu’on gaspille des fortunes par ailleurs !

— Calmez-vous, Veruchia.

Shamar eut un sourire félin en s’emparant d’un gâteau. Ses dents étincelèrent en mordant dedans.

— Quelle importance ce vieil engin peut-il avoir, en supposant qu’on puisse jamais le retrouver ? C’est un morceau d’histoire et, comme dit Wolin, plus une légende qu’autre chose. Une histoire échafaudée à partir d’une épave hypothétique et d’un espoir insensé. Personnellement, je crois que c’est perdre son temps que rêver au passé. Je vous le laisse. Et je me contente du présent.

Son sourire, adressé à Dumarest, était une invitation non déguisée.

— Vous vous avancez trop, Veruchia, renchérit Wolin. Nous n’avons aucune preuve quant à la position du vaisseau, à supposer qu’il existe réellement. Certains le situent dans les monts Frenderha, d’autres dans le grand glacier de Cosne, d’autres encore au fond de la mer Elgish.

— Ne parlons plus de ce vaisseau, coupa Shamar. Je suis lasse de ce bavardage sur un passé qui est mort, sur des ossements et de stupides légendes. Le présent me suffit. Quelles sont vos intentions, Earl ? Allez-vous combattre à nouveau, ou cherchez-vous un autre emploi ? En ce cas, il se pourrait que je sois à même de vous aider. (Le bout de sa langue humecta sa lèvre inférieure, pleine et vermeille.) Oui, cela se pourrait bien. Il y a toujours une place dans ma maison pour un homme doté de vos attributs.

Veruchia intervint promptement.

— Il est déjà engagé.

— Vraiment ? (Shamar arqua les sourcils.) À quel titre, ma chère ?

La garce savait frapper aux endroits vulnérables ! Le sous-entendu était évident, et Veruchia se sentit rougir tandis qu’elle inventait une fonction, en priant pour que Dumarest ne la trahisse pas. Mais pourquoi avait-elle prononcé cette phrase ? Que lui importait qu’il couche avec Shamar ?

— À titre de régisseur. Je désire qu’il aille se rendre compte des possibilités de rendement de mes terres du sud.

— Et vous le paierez bien, sans nul doute. (Le sourire de Shamar était plein de venin.) Je souhaite pour vous, Veruchia, qu’il ne vous déçoive pas.

— Non, madame, fit Dumarest d’une voix neutre. Cela, je le promets.

Veruchia se renfonça dans son siège, affaiblie par une sensation de soulagement. Il ne l’avait pas trahie et, bien plus, avait déjoué l’insinuation manifeste. En tout cas, il avait préservé sa fierté.

Un domestique était entré dans la pièce au cours de cet échange, et avait remis une note à Selkas. Elle le vit la lire, renvoyer l’homme d’un geste et se lever, les portes à peine refermées.

Son ton était grave.

— Veruchia, nous devons nous rendre au palais sur-le-champ. Chorzel est au plus mal.

*

**

Il paraissait amenuisé dans le vaste lit, sa carcasse gigantesque rapetissée dans l’étendue des draps, profanée par les tubes pareils à des serpents, et tout l’appareillage qui le maintenait en vie. Autour de lui, le personnel médical attendait, silencieux, comme une assemblée de fantômes vêtus de vert. Hamane, ses cheveux blancs ébouriffés, le visage tiré, penché sur une rangée de cadrans, leva la tête à leur entrée. Le vieux docteur les accueillit sèchement, signe certain de son anxiété.

— Il est très bas, Veruchia. Très bas. Je doute qu’il passe la nuit.

— Depuis quand ?

— Il a eu une rechute, il y a environ deux heures. Cet idiot n’aurait jamais dû se rendre au stade, je l’avais assez souvent prévenu de ne pas s’exciter. Il a eu une petite attaque, rien de grave en soi, mais quand même nocive pour quiconque, sans parler d’un homme dans son état.

L’obésité, bien sûr ; Chorzel était connu pour son amour de la bonne chère et du bon vin. Hamane secoua la tête.

— Je l’ai soigné, et puis ceci est arrivé. Ça n’aurait pas dû se produire, et je trouverai la cause. Mais c’est arrivé, et la fin est proche.

— N’y a-t-il aucun espoir ?

— Aucun. Le cerveau est affecté par une hémorragie massive, et il est presque entièrement paralysé. Il serait déjà mort sans cet appareillage. (Sa voix se radoucit.) Je suis navré, Veruchia, mais ce sont des choses qui arrivent. Tout a une fin.

Une fin qui n’était pas seulement celle de sa vie à lui. Veruchia alla jusqu’au chevet du lit et contempla la forme réduite à l’impuissance. Il était difficile à présent de l’imaginer tel qu’il était autrefois : grand, fort, dégageant une farouche vitalité. Elle se rappela comment il la soulevait jadis pour la projeter en l’air, en souriant de ses cris, avant de la rattraper dans ses grands bras ; comment il jouait avec elle, en de trop rares occasions, remplaçant le père qu’elle n’avait jamais connu.

Mais tout cela remontait à l’époque lointaine de son enfance ; depuis, elle avait grandi, et ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, elle, repliée dans sa coquille protectrice, lui sur des chemins singuliers, à la poursuite de théories erronées. À présent, il se mourait, et une époque était sur le point de finir.

Elle se pencha sur le lit, surprenant une lueur dans ses yeux enfoncés dans les bouffissures du visage. Il sembla vouloir dire quelque chose mais ne put émettre qu’une faible plainte. Elle se détourna tandis qu’une infirmière essuyait la bave de sa bouche. Gela lui fit mal de le voir si misérable alors qu’il avait été si fort.

Pendant ce temps, Selkas devisait calmement avec le docteur, il la rejoignit et s’arrêta devant elle, pour lui dire à voix basse :

— Nous n’avons plus rien à faire ici, Veruchia. Chorzel ne vaut guère mieux que s’il était déjà mort. Il ne parlera ni ne bougera plus. Hamane en est certain, mais il le laissera sous monitoring jusqu’au dernier moment.

— Montarg est-il au courant ?

— Il a été prévenu, mais ne s’est pas donné la peine de venir. Je doute qu’il le fasse, et nous savons tous deux pourquoi. Il doit déjà être en train de prendre toutes ses dispositions. Ma foi, nous pouvons prendre les nôtres, mais il ne faut plus perdre une minute.

— À quoi bon ? (L’atmosphère lugubre de la chambre l’avait déprimée,) Nous savons ce qui va se passer. Montarg va être accepté et ma demande rejetée.

— Vous abandonnez, Veruchia ?

— Non.

Elle prit une profonde inspiration et redressa les épaules. Elle se battrait malgré tout.

— Quand vous proposerez-vous de réunir le Conseil ?

— Demain, à midi. Il est impossible que Chorzel survive aussi longtemps, donc il n’y aura aucune excuse pour ajourner la réunion. (Sa main se resserra sur son bras.) Ce n’est pas le moment de faiblir, petite.

— Encore un conseil, Selkas ?

— Le dernier était-il si mauvais ?

— Non, mais pourquoi vous inquiétez-vous tellement de moi ? Vous ne m’aviez jamais témoigné autant d’intérêt.

— Je n’aime pas Montarg. Je pense qu’il serait néfaste pour notre monde, et c’est une raison suffisante pour que chacun s’en préoccupe. Le moment est venu de choisir son camp, Veruchia, et je suis dans le vôtre. (Il l’entraîna hors de la chambre.) Vous feriez mieux de rentrer chez vous maintenant. Dumarest attend en bas, il va vous accompagner.

— Je n’ai pas besoin de lui. Je peux me débrouiller toute seule.

— Peut-être, mais lui a besoin de vous. Vous l’avez engagé à votre service, vous souvenez-vous ?

Elle avait presque oublié ce geste stupide. À présent, semblait-il, elle était coincée.

— Très bien, capitula-t-elle. Il peut me raccompagner à la maison.

Elle vivait dans une petite demeure à la lisière de la ville, une résidence confortable dotée de murs épais et d’un seul étage. La porte s’ouvrit sous sa main ; avant qu’elle ait pu la pousser, Dumarest l’avait précédée, et il pénétra dans la maison tandis que la porte se refermait derrière elle. Les lumières s’allumèrent automatiquement quand ils furent dans le hall, et il s’immobilisa pour l’inspecter. Des tapis réchauffaient le parquet de bois poli, et des fleurs disposées dans des vases de métal martelé apportaient une note de gaieté.

— Vous devez être fatigué, dit-elle en faisant glisser sa cape de ses épaules. Si vous ne l’êtes pas, je le suis. Cette journée a été éprouvante.

Il ne fit pas un geste pour partir.

— Vous avez là une charmante maison, Veruchia. Puis-je la visiter ?

Sans attendre sa permission, il alla d’une pièce à l’autre, sans bruit, rapide et précis dans ses mouvements.

Elle l’observa un moment puis entra dans son bureau. C’était sa pièce préférée, avec ses lambris de bois luisants, ses cartes anciennes soigneusement encadrées, ses livres méticuleusement rangés. Quand il la rejoignit, elle était en train de préparer des boissons, un liquide doré dans des coupes de verre décoré.

En lui en tendant une, elle questionna :

— Eh bien, êtes-vous satisfait ?

— De la maison ?

— D’avoir constaté que personne ne se dissimulait dans l’ombre pour m’attaquer.

— S’il y a quelqu’un, je ne l’ai pas vu. (Dumarest but une gorgée d’eau-de-vie.) Pensiez-vous qu’il y avait quelqu’un ?

— Bien sûr que non.

— Puis-je vous demander la raison de cette certitude ?

— Ce genre de choses n’a pas cours sur Dradea. Ne nous jugez pas d’après les jeux de l’arène. L’arène est une tumeur, une chose artificielle née de mauvais conseils. Les gens d’ici sont doux et peu accoutumés à la violence. Chorzel espérait changer cela, et c’est pour cette raison qu’il a instauré les jeux. Mais vous savez tout cela, vous avez entendu la discussion pendant le dîner, et vous avez dû regarder autour de vous. Non, je ne redoute aucune attaque contre ma personne. (Sa voix se fit amère.) Et je ne risque guère d’être violée.

Il sut s’abstenir du commentaire qui s’imposait.

On ne pouvait d’un mot réfuter la conviction de toute une vie. Il se contenta de dire, négligemment :

— Appelons ça une habitude. J’aime connaître ce qui m’entoure. Je vois que vous vous intéressez aux choses anciennes.

— Les cartes ? Oui, c’est un passe-temps, et autre chose encore. J’ai des intérêts dans le passé. (Elle désigna un siège.) Vous pouvez aussi bien finir votre verre confortablement. Avez-vous un endroit où dormir ? Demain je vous ferai verser de l’argent. Si vous n’en avez pas assez pour ce soir, nous pouvons nous arranger.

— Je croyais que c’était déjà fait. En tant qu’administrateur, je dois rester dans cette maison.

— Impossible ! Je vis seule !

Elle surprit son sourire et s’aperçut à quel point elle était stupide de réagir à la manière d’une petite fille apeurée par des dangers imaginaires. Et sa réaction était trop vive, elle était trop sur la défensive, et trop intelligente pour en ignorer la cause.

« Je suis amoureuse de lui, pensa-t-elle tristement. Amoureuse ou en train de tomber amoureuse et je ne puis résister. » Elle joua avec son verre, se rappelant ce qui était arrivé autrefois, ce jeune homme qui l’attirait et qui semblait la trouver à son goût – qui s’était amusé d’elle, lui tendant son affection comme un appât, comme il eût balancé un bout de viande sous le museau d’un chien. Et puis l’atroce découverte de la vérité, quand il l’avait regardée en riant.

Elle avait quinze ans à l’époque et n’avait jamais osé depuis éprouver de la tendresse pour quiconque.

« Il y a longtemps », songea-t-elle avec morosité. Trop longtemps. Et voilà que la chose se reproduisait.

— Veruchia.

Elle perçut sa présence à son côté et se retourna pour croiser son regard, y lut la force, la compréhension, mais rien de la pitié qu’elle redoutait d’y trouver. Elle lui en fut reconnaissante.

— Veruchia, quelque chose ne va pas ?

— Non.

Elle se détourna et tendit la main vers sa coupe ; l’alcool lui brûla la gorge quand elle l’avala d’un trait.

— Non, rien. Rien du tout. (Elle but encore et dit) Je crois que vous feriez mieux de partir.

— Est-ce votre désir ?

— Vous savez fort bien que non. (Elle parla vite, laissant les mots s’écouler librement de sa bouche.) C’est la dernière chose que je désire, mais si vous restiez, ce serait la pire chose qui pourrait arriver. Pour moi. Croyez-vous que je pourrais dormir en sachant que vous vous trouvez dans la maison ? Que vous êtes là, tout près, pendant que je… (Elle s’interrompit.) Non.

— Je vais rester ici, dit-il d’une voix nette. Je ne vous ennuierai pas. Vous allez prendre un bain et dormir, en oubliant ma présence. Mais je ne vous laisserai pas seule.

Il était trop fort pour elle. Trop fort. Puis, s’avouant vaincue, elle pensa : « Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas agir comme Shamar l’avait insinué ? Pourquoi ne pas savoir, rien qu’une fois, quel effet cela faisait d’être vraiment une femme ? » S’il restait, elle ne dormirait pas seule. Le vidéophone sonna avant qu’elle ait pu lui exprimer sa pensée. Le bourdonnement discret s’éteignit quand il appuya sur la touche. Le visage d’Hamane apparut sur l’écran.

— Veruchia, dit-il. Je suis chargé d’informer tout le monde de la mort de Chorzel.